Lettre ouverte à monsieur Gabriel Brauener, chez son éditeur

par Monsieur Nicolas Stoskopf, professeur d'Histoire Contemporaine à l'Université de Haute Alsace.

Monsieur,

Vous prétendez livrer une « histoire culturelle de l’Alsace entre 1870 et 1918 » (p. 12). D’emblée et sans détour, permettez-moi de vous dire que vous ne faites pas de l’histoire : en passant votre temps à distribuer des bons et des mauvais points, à faire état de vos opinions et de vos jugements, vous adoptez une démarche de critique, ce qui est très différent. Je salue au passage votre capacité remarquable à juger tout à la fois de littérature, d’arts plastiques, d’architecture, de musique, etc., mais le plan à tiroirs que vous choisissez, qui reprend à peu près ces thèmes l’un après l’autre, vous prive de toute sensibilité au jeu des acteurs, aux évolutions historiques au cours d’une période d’un demi-siècle et de toute contextualisation un peu sérieuse comme si cette période était un bloc. La dizaine de pages du chapitre I est censée y pourvoir. Le monde pour vous est simple et se partage en deux catégories : « 42 % de population industrielle pour 32 % de population rurale », où vous oubliez qu’une bonne part de cette population « industrielle » est également rurale (ouvriers paysans, patrons et salariés de PME, artisans). Ce n’est pas une simple étourderie en passant : p. 201, vous opposez également les habitants de la campagne à la population ouvrière dans les villes. Cette distinction est pour vous fondamentale parce qu’elle recouvre une opposition entre passé et avenir, entre ancien et moderne, entre tradition et avant-garde et même entre France et Allemagne (!) qui vous sert de grille de lecture pour traiter de la vie culturelle selon un mode tout aussi binaire. Grille est un bien grand mot, il s’agit plutôt de deux cases étanches, car combiner tradition et modernité relève pour vous de l’impensable. Soit l’un, soit l’autre.
Ainsi, le groupe de Saint-Léonard, en bloc, est à ranger dans le passé parce qu’il s’est intéressé à la paysannerie : c’est « le parti du passé, condamnant le présent et surtout le futur parce que suspect de germanité » (p. 79), défendant « le mythe d’une Alsace rurale et résistante, gommant sa réalité ouvrière et citadine », « opposant la tradition paysanne de l’Alsace nécessairement authentique – la terre ne ment pas ! (sic) – à la modernité urbaine germanique qui ne pouvait être qu’importée et superficielle » (p. 82). En prenant l’initiative du Musée alsacien, en s’intéressant aux traditions rurales, en écrivant D’r Herr Maire, Spindler et/ou Stoskopf sont coupables d’un « retour à la terre » passéiste en même temps qu’ils préfigureraient Vichy ! Ce n’est pas leur seul héritage malfaisant : la Revue alsacienne illustrée (RAI), écrivez-vous à deux reprises pour bien enfoncer le clou (p. 36 et 212), est la matrice des 5 C (colombages, cathédrale, choucroute, coiffe, cigogne) chers à Georges Bischoff. J’avais cru comprendre que ce dernier déplorait, à l’époque où il a lancé cette formule, une image réductrice de la culture alsacienne, qui présente bien d’autres aspects méritant d’être valorisés, mais je ne lui ai pas prêté l’intention de vouloir faire table rase de ce patrimoine qui serait mauvais en soi parce que, pour une part, rural ! En plaquant maintenant ce schéma sur la RAI, vous faites en réalité preuve de la même vision réductrice que déplorait Georges Bischoff : la RAI, c’est à l’évidence autre chose. A ce propos, on a du mal à vous suivre dans vos raisonnements : vous expliquez à deux reprises que la RAI a eu en réalité très peu d’impact, qu’elle n’était pas lue (p. 36 et 211) si bien qu’on se demande par quels cheminements les prétendus thèmes de prédilection d’une revue plutôt élitiste sont devenus à ce point des clichés prégnants et invasifs.
Pour terminer sur ce point, vous évoquez à trois reprises (p. 36, 79 et 119) le « mythe d’une Alsace éternelle, donc rurale ». Non, c’est bien parce qu’ils se rendaient compte que les choses étaient en train de basculer que certains de ces artistes et intellectuels ont eu le souci de fixer sur la pellicule, sur la toile, sur le papier, de rassembler dans un musée ce patrimoine en train de disparaître sous leurs yeux. Est-ce condamnable ? C’est vrai qu’avec le recul du temps cette passion pour les costumes traditionnels peut étonner. Mais le rôle de l’historien serait à mon sens d’essayer de comprendre cet engouement et de le mettre en relation avec la vogue des musées ethnographiques et du folklorisme qui n’est pas propre à l’Alsace : c’était à l’époque parfaitement dans l’air du temps.
Vous préférez en faire la marque d’une opposition « à la modernité urbaine germanique ». Vous appuyez votre démonstration sur les évolutions que Pierre Bucher et ses amis ont imprimées à la RAI, dans un sens nettement francophile, et au projet du Musée alsacien sans jamais signaler que Charles Spindler (et Gustave Stoskopf) avaient pris leurs distances. Mais pour vous, c’est un tout, comme si vous n’aviez pas bien lu les mémoires de Spindler à ce propos, que vous citez pourtant (L’âge d’or d’un artiste en Alsace, Mémoires inédits 1889-1914 ; voir le compte-rendu que j’en ai fait dans la Revue d’Alsace de 2010 et le texte que nous avons signé, Jean-Charles Spindler et moi, lors du 100e anniversaire du Musée alsacien, publié dans les DNA en avril 2007). Du coup, faire du Spindler de 1900, qui expose ses meubles dans le pavillon allemand à l’exposition universelle de Paris, un de ces représentants de la résistance à la « germanité urbaine » qui s’avance donc masqué et se lance « prudemment » (p. 33 et 42), est absurde. C’est sans doute ce qui rend à vos yeux son « attelage » avec l’Allemand Sattler « totalement imprévisible » (p. 71) : il est des complexités qui vous échappent…
Parmi ces représentants du « parti du passé condamnant le présent… », il y a Gustave Stoskopf, que vous mentionnez assez souvent, mais sans le présenter comme vous le faites pour d’autres. Lui aussi a fait « attelage » selon les cas avec les Allemands Julius Greber, Theodor Knorr, Johann Knauth (pour sauver notamment le Bain aux plantes et fonder en 1908 une première société pour la conservation du Vieux Strasbourg : voilà qui va dans votre sens, le passé, toujours le passé, mais un passé urbain cette fois !) et quelques autres dont on reparlera. Il est vrai qu’il était issu de la « bonne » population industrielle puisque son père était… tanneur. Oui, mais voilà, son chef d’œuvre, D’r Herr Maire, qui n’est « pas dénué d’humour » (point trop n’en faut dans les bons points…), « a la campagne pour cadre au moment où l’Alsace s’urbanise de plus en plus », ce qui est pour vous une faute majeure. Et comme Stoskopf a continué après « à faire du Stoskopf » (comme Pagnol a fait du Pagnol, Gabin du Gabin, Chabrol du Chabrol…) et que ses pairs n’ont « pas fait mieux », le théâtre alsacien, ce n’est pas grand-chose : il ignore « la question sexuelle (sic !) », il gomme les conflits (la lutte des classes ?), il est aseptisé (p. 56-57). Il est populaire, mais le peuple n’y a pas accès ( ?) (p. 201) Que Stoskopf ait été joué avec succès à Paris et à Berlin, qu’il ait écrit des comédies, drames et un livret d’opéra, qu’il place l’action de la plupart de ses pièces dans la petite bourgeoisie urbaine, qu’il ait produit des pièces plus politiques (E Demonstration, D’r Verbotte Fahne, D’r Hoflieferant, qui ne sont pas des brulots contestataires, je vous l’accorde), vos lecteurs ne le sauront pas. Stoskopf fait du Stoskopf, un point c’est tout, circulez, il n’y a rien à voir. De même qu’ils ne sauront pas qu’il a fondé en 1909 un journal novateur (et d’opinion), le Strassburger neue Zeitung de tendance libérale-démocrate affichée, qu’il n’a cessé de polémiquer dans son journal (via des poèmes satiriques, comme ceux sur l’affaire de Saverne) et qu’il a engagé, devinez qui ?... Schickele, Stadler, Flake, les seuls selon vous à être dans la bonne case, conciliant ainsi les contraires d’une façon si « totalement imprévisible » que vous préférez l’ignorer. Vous en connaissez beaucoup des artistes qui sont devenus patrons de presse ? Pour quelqu’un qui est censé « condamner le présent » et qui esquive les vraies questions, c’est tout de même un peu paradoxal, non ? Tous ces éléments introduisent évidemment une complexité qui ne rentre pas dans vos idées toutes faites et sommairement manichéennes ! Quant à la presse, il faut croire que vous la considérez comme hors du champ culturel puisque vous n’en parlez pas (de la vie religieuse à peine, de la question linguistique non plus).
L’histoire culturelle ne peut être étudiée sur la base de critères aussi sommaires (la modernité, rien que la modernité !) et sans prendre en compte les évolutions des acteurs et du contexte. Ces artistes du cercle de Saint-Léonard, allemands de fait mais souvent francophiles, n’ont pas voulu trancher la question nationale qui leur était posée (votre étonnement devant leur retour au pays… p. 77) ; ils sont donc restés pour la plupart à l’écart des nationalismes qui faisaient rage à l’époque et ont choisi une voie étroite, celle de l’Alsace, en s’y investissant totalement et en prenant des initiatives multiples. Cette voie est clairement revendiquée : Revue alsacienne illustrée, théâtre alsacien, Musée alsacien, Maison d’art alsacienne. Cela avait du sens compte-tenu de la situation historique. C’était inédit, innovant, audacieux, risqué, pas politiquement sans doute, mais culturellement ; cette position a suscité des débats, voire des polémiques, et en tout cas des divergences ici, des convergences là, qu’il serait passionnant d’étudier un peu sérieusement et sans a priori. Contrairement à ce que vous affirmez, loin de se « recroqueviller », l’Alsace a rayonné comme jamais, attirant les regards et s’exportant en France comme en Allemagne : son horizon n’était pas étroit ou étriqué, mais ouvert à 180°. Par leur formation, leurs lectures, leurs contacts, leur correspondance, ces artistes avaient une parfaite connaissance des mouvements culturels en Europe et ils étaient en capacité de faire dialoguer les cultures de part et d’autre du Rhin. Ce qui n’empêche pas que chacun avait sa personnalité, ses talents, son style.
Ils ne pouvaient pas savoir que la guerre éclaterait en 1914, une autre grande absente de votre livre malgré son titre. Or elle joue un rôle capital : elle ne se contente pas de réduire la focale à 90°, elle la referme presque totalement ; au lieu de se positionner entre France et Allemagne pour dépasser les frontières, ce mouvement culturel est réduit à un cadre provincial, à une notoriété d’entre Vosges et Rhin, à un usage interne qui en limite singulièrement la portée. L’Alsace n’intéresse plus. Ce qui avait du sens en a désormais beaucoup moins, en tout cas jusqu’aux années 1950 et la réconciliation franco-allemande. Il est évidemment très facile de traiter après coup cette aventure artistique et culturelle avec condescendance, en lui appliquant des représentations forgées ultérieurement, il est plus difficile de la comprendre en historien, c’est-à-dire en la replaçant dans son contexte et en évitant les anachronismes.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, notamment sur le chapitre IV concernant les arts plastiques : erreurs factuelles (p. 80 et 86), lacunes et omissions (Zwiller ? Zislin ?), cafouillages (p. 86-88), jugements péremptoires et dénigrement… Je vous laisse à vos opinions. Je relève juste pour finir une belle découverte de votre part, qui relève d’un raisonnement circulaire : s’il y a une école de Nancy, il n’y a pas dites-vous, d’école de Strasbourg ou d’école alsacienne (p. 89). CQFD. Non, mais il y a le groupe de Saint-Léonard qui en tient lieu !

Cordialement,


Nicolas Stoskopf
membre des Amis de la Leonardsau et du cercle de Saint-Léonard

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