Aloys Andrès, critique d'art, écrivait au sujet de Lucien Binaepfel ces mots : " Il était un des artistes alsaciens les plus importants et en même temps un précurseur."
Né à Rixheim près de la cité industrielle de Mulhouse, Lucien Binaepfel débute sa carrière d'artiste par le dessin industriel. On orientait, très tôt, les jeunes gens vers des métiers rémunérés, et très peu d'artistes allaient directement s'inscrire aux académies. Nombreux sont les artistes alsaciens à avoir pris ce chemin, et ce fut le cas de Hansi, de Léon Lehmann et biens d'autres. La carrière d'artiste-peintre était très aléatoire et ne permettait pas toujours de vivre. Lucien Binaepfel étudie à l'école de dessin de la Société Industrielle de Mulhouse de 1909 à 1911. Les industries de la ville ont besoin d'ouvriers qualifiés et de dessinateurs. Après cette courte formation, il devient lithographe, d'abord à Mulhouse, puis à Waltershausen dans le Thuringe.
Lucien Binaepfel est soucieux de parfaire sa formation initiale et il est conscient de ses lacunes en matière d'art. En 1914, il parvient à intégrer l'Académie des Beaux-arts de Stuttgart. En 1916, il poursuit son cheminement à l'Académie des Beaux-arts de Munich, centre artistique allemand incontournable à cette époque.
Il sera notoirement influencé par le courant artistique novateur du moment, qui faisait rage, avant 1914 en Allemagne : l'expressionnisme.
Village. Huile sur toile 55x46cm. Datée 1922. Collection particulière.
Cette dernière destination va considérablement forger l'esprit de Lucien Binaepfel, comme un artiste non conventionnel. L'influence de son professeur Franz Von Stück, membre de la Sécession à Munich, va aussi transmettre à Lucien Binaepfel le goût du modernisme. Binaepfel suit également durant son passage à Munich une formation littéraire et des cours en histoire de l'art. Il sera notoirement influencé par le courant artistique novateur du moment, qui faisait rage, avant 1914 en Allemagne : l'expressionnisme.
Ce courant artistique était né spontanément autour de quelques noms comme Ernst Ludwig Kirchner, Schmidt-Rottluff, Max Pechstein, Emil Nolde, Kees Van Dongen, ... Ces artistes voulaient dépasser la simple contemplation du spectacle de la nature qui avait tant fasciné les impressionnistes. L'expressionnisme veut provoquer des émotions, il veut faire ressortir ce que l'œil ne perçoit pas. Alors les expressionnistes utiliseront les moyens modernes d'expressions. Ils utilisent le fauvisme français, la verve d'un Van Gogh, et la dramaturgie picturale d'Edouard Munch, le père de l'expressionnisme.
Nature morte aux pommes. Huile sur toile 46x38cm. Années 20'. Collection particulière, Bâle.
Bouquet de fleurs. Huile sur toile 46x38cm. Année 20'. Provenance : Galerie Kiwior. Collection particulière, Allemagne.
La synthèse que donne le critique d'art Lucien Laforge, en 1914, traduit à merveille les intentions de ces artistes : " L'art est une matière. Tout est perçu par les sens. Je veux une peinture qui se respire comme la musique ou l'éther. La reproduction topographique d'une chose est absurde. Il faut traduire la substance des choses. Une ligne peut exprimer un objet sans avoir aucune ressemblance graphique avec lui. Les formes n'ont ni envers, ni endroit, comme l'infini. Les formes s'appellent entre elles, se complètent, s'étayent et s'emboîtent pour constituer l'harmonie. La peinture est complètement libre, elle n'a aucun contrôle. La fantaisie est la seule raison d'être de la peinture. Il n'y a pas de beauté, mais il y a la joie sensuelle des formes. Il n'y a ni être, ni objets ; il n'y a que des formes, il n'y a que des sensations. "
Lucien Binaepfel est spectateur de la sombre époque dans laquelle il évolue.
Nature morte. Huile sur toile 54x65cm. vers 1920/25. Galerie Kiwior, Strasbourg
Il faut rappeler que Lucien Binaepfel est bercé dans une Allemagne, moderne et avant-gardiste. En 1918, Binaepfel voit aussi la chute de l'Empire allemand, qui se traduit par une désillusion et un retour de l'Alsace à la France. La Guerre Mondiale a apporté la misère du peuple allemand et la faillite politique. Des millions de morts, des millions de blessés et des gueules-cassées rappellent le terrible conflit. Le redressement du pays est difficile, les révolutionnaires, les communistes s'affrontent avec les conservateurs et les nationalistes dans toute l'Allemagne et notamment à Munich. Lucien Binaepfel est spectateur de la sombre époque dans laquelle il évolue. Il se plongeait corps et âme dans la peinture expressionniste. Mais sa manière n'avait rien à voir avec la fougue et la rage des premiers expressionnistes allemands autour du groupe Die Brücke. Toutefois, on remarque clairement, que Lucien Bianaepfel, est proche dans son trait à Kirchner ou à Pechstein, mais avec une palette beaucoup moins fauviste ! On admire toutefois ses très beaux tons bleus qui forcent à l'admiration.
On peut dire alors que, Lucien Binaepfel est un artiste d'avant-garde
Bouquet de fleur. Huile sur toile 55x46cm. vers 1920/25. Collection particulière, Strasbourg. Provenance :Galerie Kiwior, Strasbourg.
Il aborde dans sa peinture des thèmes bibliques, tels que : la Piéta, la mère et l'enfant, Caïn, le baptême dans le Jourdain, la Résurrection. Cela ne tient pas du hasard, car la société de son temps est corrompue et lugubre. Certains disaient de Binaepfel qu'il était un artiste "inquiet", "tourmenté", et pour cause, son art traduisait tout simplement, selon les préceptes de l'expressionnisme, l'atmosphère du moment. On peut dire alors que, Lucien Binaepfel est un artiste d'avant-garde. Il est conscient, réaliste, et propose une vision dépassionnée du monde. Il ne décrit pas seulement ce qu'il ressent, il propose une ouverture et se recentre sur les valeurs simples : la religion et la famille.
Le succès est au rendez-vous. Les critiques retrouvent un artiste transformé !
Les années trente marquent son retour sur la scène artistique alsacienne. On le voit successivement exposer en 1931, 1932, 1935 et 1938 à Strasbourg. En 1931, il rencontre le journaliste allemand, Karl Walter qui, se lie d'amitié avec les artistes alsaciens. Ils organiseront ensemble de nouvelle exposition itinérante d'artistes alsaciens en Allemagne notamment à : Baden-Baden, Freiburg, Karlsruhe, Kassel, Koblenz, Stuttgart, etc… A nouveau, ces tentatives d'expositions outre-Rhin susciteront les hostilités de bien des contemporains qui continuaient à nourrir une méfiance envers l'Allemagne. La même année, la Maison d'art alsacienne revoit l'artiste après dix ans d'absence. Le public observe les évolutions et salue les paysages de la banlieue parisienne. Le succès est au rendez-vous. Les critiques retrouvent un artiste transformé ! L'action de Paris a joué pleinement sur son art. Ses peintures sont plus limpides, plus lises, les couleurs sont très chaudes, le ton est clair. Binaepfel est désormais loin de l'expressionnisme. Il a intégré les tons de l'école de Paris. Il conservera cette manière de travailler jusque dans les années 40. Bien sûr, on peut aussi attribuer cette nouvelle manière à la crise économique qui sévit alors en France. Elle le touche durement et l'économie des moyens sont visibles sur ses toiles. Il utilise peu de peinture, il peint plusieurs fois sur le même tableau et de chaque côté !
Binaepfel se révèle également auteur, et écrit des articles sur l'histoire de l'art. Il signe, sous le pseudonyme Leonhard Riedweg, le nom de son grand-père, des poèmes, mais il n'approfondissait pas sa démarche littéraire.
Portrait de jeune fille. Huile sur panneau 42,5x36cm. Tableau ayant figuré à l'exposition sur l'artiste en 2010. Provenance : Galerie Kiwior. Collection du Musée Historique de Haguenau.
En 1939, il est réfugié à Nexon, dans le Limousin, comme de nombreux alsaciens qui subissent le même sort que lui. La défaite de juin 1940 précipite son avenir, et voit l'Alsace redevenir allemande. Il désire ardemment s'installer à Buhl auprès de sa famille et liquide définitivement son atelier parisien. Le 1er décembre 1941, il est appelé à occuper le poste de directeur du Musée des Beaux-arts de Mulhouse. Sa mission est lourde, il doit augmenter et transformer la collection du Musée, organiser des expositions. De plus, on lui adjoint la création d'une nouvelle école d'enseignement artistique, qui doit se substituer à l'école de dessin de la société industrielle de Mulhouse. Les autorités Nazis, ainsi que la nouvelle municipalité, voulaient supprimer une institution qui compromettait depuis toujours la germanisation de la région. Lucien Binaepfel, en germaniste convaincu, acceptait de prendre en charge la création de ce nouvel établissement. Extrêmement motivé par le défi qui lui était présenté, Lucien Binaepfel, devait mettre en place un enseignement d'art appliqué supérieur à l'ancienne école de dessin industriel. Il retrouvait aussi la ville de sa jeunesse. L'école des beaux-arts démarre au printemps 1942, avec un effectif de 46 élèves réparti dans quatre classes, et d'autres élèves sont inscrits aux cours du soir. Binaepfel appelle les peintres Paul Weiss, Walter Eimer et Charles Folk, afin de former l'équipe pédagogique. Mais le démarrage de l'établissement est pénible, et contrarié par la propagande Nazi qui, règne alors dans toute l'Alsace. Binaepfel est écrasé sous la charge de travail, il ne peut plus peindre et doit sacrifier des expositions d'art pour des expositions de propagande. La municipalité lui rappelait alors ses obligations de directeurs et exigeaient des rapports d'activités. Lucien Binaepfel demande a être relevé de ses fonctions. La fermeture anticipée d'une exposition par les autorités pour une énième exposition de propagande sur l'Union soviétique provoque sa démission définitive. Il sera relevé de ses fonctions le 30 septembre 1942.
Bouquet de fleurs. Huile sur toile 82x64cm. Provenance : Galerie Kiwior. Collection particulière, France. La liberté de l'artiste pris le pas sur les considérations matérielles et le sacrifice qu'allait apporter cette décision. Le choix ne fut pas simple à prendre et plongeait à nouveau l'artiste dans le dénuement. Longtemps après la guerre, ce court passage à Mulhouse lui sera reproché. Il quitte sa première épouse et se remarie, en 1944, avec Monique Friedling, une ancienne élève. Il expose malgré tout à Strasbourg encore en 1943 et 1944.
La Libération de l'Alsace et l'après-guerre provoque la mise en retraite de l'artiste. Il s'agit d'une période creuse et son art est imprégné de rouge, de brun, d'orange, et de jaune. Tels les couleurs de l'enfer, les toiles de Binaepfel marquent le retour de sa peinture biblique. Il reprend à souhait les crucifixions, les descentes de croix, dans un ton macabre et triste. Sa peinture respire le drame de son temps. Il change en à peine quelques années huit fois d'adresse, depuis son départ de Mulhouse, et se fixe définitivement à Scharrachbergheim en 1959.
Les oeuvres récentes sont imprégnées de rigueur et les critiques décèlent dans son travail l'influence de Georges Rouault
Jugement de Paris. Aquarelle 47x38cm. Oeuvre ayant figuré à l'exposition sur l'artiste à Haguenau en 2010. Provenance : Galerie Kiwior. Collection particulière, Paris
Son retour en grâce intervient à partir de 1953 ou il expose à la Strasbourg à la galerie Landwerlin et à la Maison d'art alsacienne qui est installé depuis peu à l'ancienne douane. Le succès est retentissant et permet à Lucien Binaepfel de revenir sur le devant de la scène artistique. Soixante-quinze toiles sont présentées et on observe des oeuvres de jeunesse qui côtoient les plus récentes. Les oeuvres récentes sont imprégnées de rigueur et les critiques décèlent dans son travail l'influence de Georges Rouault. Lucien Binaepfel avait vu l'exposition de ce dernier au Musée des Beaux-arts de Mulhouse. Mais, il est loin de copier ce maître de la peintre. Depuis longtemps, Lucien Binaepfel est un artiste qui maçonne ses toiles et la dynamique coloriste de Binaepfel est supérieure à celle de Rouault. Après 1953, les oeuvres de Lucien Binaepfel font encore quelques apparitions publiques à Strasbourg, à Paris ou encore à Karlsruhe. Il exposera publiquement, tous les deux ans, en duo avec son épouse à Scharrachbergheim dernier lieu de résidence de l'artiste. Dans les années soixante, l’artiste aborde des sujets variés : la maternité, la famille, le paysage, les bouquets de fleurs. Le public prise fortement les maternités et ses bouquets de fleurs dans des tons très colorés. Lucien Binaepfel s'éteint le 7 mai 1972 à Scharrachbergheim. Une exposition rétrospective lui est consacrée à la Maison d'art alsacienne et rend un dernier hommage à l'un des artiste alsacien les plus novateurs de son époque.
Troupeau de mouton. Aquarelle 35x47cm. Provenance : Galerie Kiwior. Collection particulière, Paris
Portrait de la famille de l'artiste. Huile sur toile 65x54cm. Galerie Kiwior, Strasbourg.
Les treize femmes nues. Huile sur toile 50x65cm. Provenance : Galerie Kiwior. Collection particulière, Paris.